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L'atmosphère est chaleureuse. Feutrée mais festive. Dans le salon, un feu de cheminée crachote quelques étincelles. Une douce odeur de pain d'épices flotte dans la pièce: ce sont les Lebkuchen qui refroidissent.

Allongés devant le sapin, deux blondinets déballent leurs paquets cadeaux avec fébrilité. L'un s'extasie devant un tank nazi miniature. L'autre découvre le jeu de société Juden Raus! («les juifs dehors!»). «Le premier à envoyer six juifs en déportation a gagné», précise la règle du jeu. Nous sommes le 24 décembre 1940 et, dans ce foyer allemand, on célèbre le Volksweihnachten ou «Noël du peuple».

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En faisant un pas de recul, on constate d'autres différences avec la cérémonie traditionnelle de Noël. Le sapin n'est pas couronné d'une étoile (trop proche du sceau de Salomon ou de l'étoile rouge soviétique), mais d'une croix gammée. Des boules ornées de slogans pro-Hitler et des soldats SS en chocolat tressaillent sur les branches.

Autour de la crèche, où l'enfant Jésus pointe aux abonnés absents, on trouve des porte-bougies frappés d'une rune de l'alphabet germanique: ils ont été confectionnés par des prisonniers du camp de concentration de Dachau (Bavière). Et ces gâteaux au fumet si appétissant, qui trônent sur le buffet? Leur forme évoque la rune Sigel (ou Sōwilō) –l'emblème doublé de l'unité SS.

Un des rares sapins (artificiels) de Noël destinés aux soldats allemands présents sur le front pendant la Seconde Guerre mondiale. Les boules et décorations reprennent les symboles du régime nazi: croix de fer prusso-allemande, croix gammée, insigne SS, portrait d'Adolf Hitler et couleurs du Troisième Reich (rouge, blanc et noir). Exposition visible au Lofoten War Memorial Museum de Svolvær (nord-ouest de la Norvège). | Wolfmann via Wikimedia Commons

Tout y est, jusqu'à l'ambiance sonore. C'est bien l'air du cantique «Douce nuit, sainte nuit» que l'on entend, mais les paroles ont été remaniées. «Tout dort, seul est éveillé notre Führer pour le pays allemand», serine le troisième couplet. Quant au calendrier de l'Avent, il ne contient pas de chocolats mais des images de tanks ou sous-marins, des croix gammées fleuries, des poèmes nationalistes ou des insignes militaires. Et le cauchemar est maquillé en féérie...

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Il ne faut pas s'étonner de voir la fête de Noël métamorphosée de la sorte. Depuis 1933, date d'arrivée au pouvoir du national-socialisme en Allemagne, Adolf Hitler a tenté de ressusciter les vieilles traditions germaniques. Cela passe par une réécriture complète des festivités chrétiennes du 25 décembre, qui glorifient un enfant juif. L'objectif est double: promouvoir la race aryenne «élue» en valorisant ses origines païennes, ainsi que justifier l'extension du Lebensraum («l'espace vital») à grand renfort d'antisémitisme festif.

Les idéologues du Troisième Reich ont bien fait leur travail. D'après eux, Noël s'inspire d'anciennes coutumes romaines associées au solstice d'hiver. C'est le cas notamment des célébrations en l'honneur du Soleil, comme les Saturnales romaines, dont les festivités se déroulaient généralement à la mi-décembre et où l'échange de cadeaux était fréquent. Leur fonction était de célébrer le retour à venir de la lumière, lorsque les jours commençaient enfin à rallonger.

Joseph Goebbels, ministre de l'Éducation du peuple et de la Propagande du Troisième Reich, fête Noël avec ses filles Helga et Hilde et d'autres dignitaires nazis, à Berlin, le 23 décembre 1937. | Wagner / Archives fédérales allemandes via Wikimedia Commons

Ce retour aux sources mystiques de l'Allemagne d'antan se veut vecteur d'unité et d'identité au sein du Reich... quitte à compromettre la réalité historique. «Dans la seconde moitié du XIXe siècle, théologiens, ethnologistes et linguistes allemands prétendaient qu'ils avaient la preuve “scientifique” que ces traditions avaient des origines païennes, analyse l'historien américain Joe Perry[1], que nous avons interrogé. Cependant, l'historiographie allemande récente suggère qu'il s'agissait de traditions inventées, servant à justifier historiquement le nationalisme allemand radical.»

Si la manifestation de Noël, célébrée dans le froid et la neige, est l'occasion de préparer symboliquement le retour de la lumière –comprendre, l'apogée du Troisième Reich allemand–, elle implique de condamner à l'ombre les peuples jugés «inférieurs».

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L'imagerie produite par les idéologues nazis reflète cette orientation nationaliste. Sur les affiches de propagande, le Père Noël a été supplanté par «l'homme du solstice», un ermite grisonnant qui incarne Odin, principale divinité du panthéon germanique. Les symboles traditionnels des cultes d'Europe du Nord sont omniprésents: la forêt, l'eau, la lumière, les runes... Les traditions des anciens Germains glorifient également l'arbre, catalyseur des forces naturelles et symbole de force et de fertilité. Ce n'est donc pas un hasard si le sapin se maintient au cœur des festivités –quoique redécoré pour l'occasion de swastikas et de grenades à main.

En contrepartie, on évacue toute référence à la religion chrétienne dans les chants de Noël: ni «Jésus», ni «Dieu», ni «Vierge Marie». Le sauveur attendu le 25 décembre n'est plus le Christ, mais Adolf Hitler, homme providentiel appelé au secours de la nation allemande. Une opération de propagande soulignée par un discours du ministre Joseph Goebbels, prononcé lors du réveillon de Noël 1941: «En cette soirée nous pensons au Führer, qui est également présent partout où les Allemands se rassemblent, et nous nous mettons au service de la mère-patrie.»

Photo d'archive montrant Adolf Hitler avec des membres de la Waffen-SS (dont le général d'armée Josef «Sepp» Dietrich»), lors d'une fête de Noël, en décembre 1940. | Weill / Archives fédérales allemandes via Wikimedia Commons

Certains ménages allemands refusent toutefois de célébrer le «Noël du peuple» plébiscité par le régime nazi. «Les tentatives nazies de déchristianiser cette fête rencontrèrent des résistances, rapporte Joe Perry. Si les nazis étaient restés au pouvoir, ils auraient sans doute pu y parvenir.» Dans certains foyers, notamment dans les cercles proches du clergé, les louanges catholiques continuent de résonner durant la nuit de Noël et les décorations nazies restent au placard.

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Pour autant, cette célébration n'était pas synonyme de légèreté et de magie partout à travers le Reich. Dans les camps de concentration, seuls les gardiens SS étaient à la fête. «L'unité assistait très certainement à un discours de son commandant et l'observait allumer des bougies sur un sapin de Noël», raconte Joe Perry. Après quoi un repas de fête, avec boissons et cigarettes, leur était servi.

Les prisonniers des camps n'ont pas eu cette chance. Certains célébraient Noël dans la clandestinité, entonnant des hymnes et des cantiques dans le secret de leurs baraquements. Parfois, leurs geôliers réinterprétaient les traditions avec une touche de cruauté. Lors de l'appel du 24 décembre 1940 au camp d'Auschwitz-Birkenau (actuelle Pologne), les prisonniers grelottants ont découvert un sapin ceinturé de guirlandes électriques au pied duquel les SS avaient placé, comme des cadeaux, les corps des prisonniers morts de faim, d'épuisement ou de froid...

Lorsque les privations de la guerre se font sentir, les festivités prennent une tournure plus pragmatique. Les autorités nazies encouragent les Allemandes à écrire à leurs fils et leurs époux présents sur le front. Histoire d'encourager le moral des troupes, qui crapahutent dans la neige... tout comme celui des civils, à l'arrière, sérieusement miné par les bombardements alliés.

Malheureusement, la difficulté à se procurer des matières premières condamne les buffets joyeux de la nuit de Noël. «Une semaine seulement avant les festivités, un bombardement a explosé nos vitres, se souvient Ottomar Rudolf, professeur et écrivain d'origine allemande, qui n'était encore qu'un enfant durant la guerre. [Ma] mère avait placé une plaque de gâteaux fraîchement cuits sur le rebord de la fenêtre; il y avait des éclats de verre dedans.»

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L'évolution du conflit en défaveur du Troisième Reich va définitivement enterrer le Noël nazi. À partir de l'hiver 1942, les civils allemands manquent de tout: les marchés de Noël n'ont plus cours, les rues cessent d'être illuminées, les sapins sont débités pour obtenir du bois de chauffage. À l'avant, sur les champs de bataille gelés, on se contente d'une bougie et d'une gorgée de schnaps lors de la veillée du 24 décembre. La dinde attendra l'armistice...

Après le conflit, l'Allemagne de l'Ouest adopte le Noël consumériste et coloré des Occidentaux. Tandis que l'Allemagne de l'Est, farouchement anticapitaliste, lui préfère une célébration sobre, le «festival socialiste pour la paix», présidé par Ded Moroz –l'équivalent soviétique du Père Noël, ou du Père Janvier connu dans certaines régions françaises, puisqu'il intervenait plutôt le soir du Nouvel An. On continuera pourtant de chanter les cantiques nationalistes écrits par les propagandistes du Troisième Reich jusque dans les années 1950...

1 — Joe Perry est professeur agrégé d'histoire allemande et européenne à l'université d'État de Géorgie située à Atlanta. Il est notamment l'auteur de Christmas in Germany: A Cultural History, publié en septembre 2010. Retourner à l'article

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Une croix gammée sur le sapin: comment les nazis se sont appropriés Noël

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24.12.2023

Temps de lecture: 6 min

L'atmosphère est chaleureuse. Feutrée mais festive. Dans le salon, un feu de cheminée crachote quelques étincelles. Une douce odeur de pain d'épices flotte dans la pièce: ce sont les Lebkuchen qui refroidissent.

Allongés devant le sapin, deux blondinets déballent leurs paquets cadeaux avec fébrilité. L'un s'extasie devant un tank nazi miniature. L'autre découvre le jeu de société Juden Raus! («les juifs dehors!»). «Le premier à envoyer six juifs en déportation a gagné», précise la règle du jeu. Nous sommes le 24 décembre 1940 et, dans ce foyer allemand, on célèbre le Volksweihnachten ou «Noël du peuple».

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En faisant un pas de recul, on constate d'autres différences avec la cérémonie traditionnelle de Noël. Le sapin n'est pas couronné d'une étoile (trop proche du sceau de Salomon ou de l'étoile rouge soviétique), mais d'une croix gammée. Des boules ornées de slogans pro-Hitler et des soldats SS en chocolat tressaillent sur les branches.

Autour de la crèche, où l'enfant Jésus pointe aux abonnés absents, on trouve des porte-bougies frappés d'une rune de l'alphabet germanique: ils ont été confectionnés par des prisonniers du camp de concentration de Dachau (Bavière). Et ces gâteaux au fumet si appétissant, qui trônent sur le buffet? Leur forme évoque la rune Sigel (ou Sōwilō) –l'emblème doublé de l'unité SS.

Un des rares sapins (artificiels) de Noël destinés aux soldats allemands présents sur le front pendant la Seconde Guerre mondiale. Les boules et décorations reprennent les symboles du régime nazi: croix de fer prusso-allemande, croix gammée, insigne SS, portrait d'Adolf Hitler et couleurs du Troisième Reich (rouge, blanc et noir). Exposition visible au Lofoten War Memorial Museum de Svolvær (nord-ouest de la Norvège). | Wolfmann via Wikimedia Commons

Tout y est, jusqu'à l'ambiance sonore. C'est bien l'air du cantique «Douce nuit, sainte nuit» que l'on entend, mais les paroles ont été remaniées. «Tout dort, seul est éveillé notre Führer pour le pays allemand», serine le troisième couplet. Quant au calendrier de l'Avent, il ne contient pas de chocolats mais des images de tanks ou sous-marins, des croix gammées fleuries, des poèmes nationalistes ou des insignes militaires. Et le cauchemar est maquillé en féérie...

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