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Les autorités chinoises ont enterré l'ancien Premier ministre Li Keqiang jeudi 2 novembre, à Pékin, avec un maximum de précautions. Il ne s'agissait pas que la mort de cet homme politique modéré donne lieu à des manifestations difficiles à contrôler. Car ceux qui, en Chine, sont mécontents des faibles performances économiques actuelles du pays ou ceux qui n'apprécient pas l'autoritarisme du pouvoir, risquaient de saisir l'occasion de ces funérailles officielles pour proclamer leur estime et leur affection pour Li Keqiang.

Ce dernier est mort subitement le 27 octobre, alors qu'il se reposait dans un hôtel de Shanghai réservé aux cadres du Parti communiste chinois (PCC). Depuis, les internautes chinois ont publié de très nombreux messages sur le web. Ils saluaient apparemment la politique pragmatique qu'a cherché à incarner Li Keqiang pendant les dix ans où il a été Premier ministre (2013-2023), mais que Xi Jinping, le chef de l'État, a tout fait pour contrecarrer. Dans leur grande majorité, ces posts ont été effacés par la censure et seules de prudentes condoléances sont restées visibles.

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Li Keqiang est né en 1955 à Hefei dans la province de l'Anhui, au centre de la Chine. Pendant toute sa carrière politique, il a affiché un visage volontiers souriant. Il savait montrer un vif intérêt pour ce que lui disaient ses interlocuteurs, que ce soit à l'occasion de conversations organisées avec des paysans à la campagne ou lors de rencontres avec des ouvriers dans des usines. Mais en même temps, il appartenait clairement au monde politique chinois de haut niveau. Un monde où il convient de ne pas provoquer de remous visibles et où l'on n'exprime donc pas ses éventuels désaccords.

En 2022, sur la fin de son mandat, il s'est cependant permis de dire publiquement, alors que la Chine avait fermé ses frontières et maintenait en place un confinement pour cause de lutte contre le Covid-19, que les réformes économiques et l'ouverture chinoises ne pouvaient pas être contrariées, «de la même façon que le fleuve Yangzi et le fleuve Jaune ne peuvent s'écouler en arrière». Un point de vue qui a largement été interprété comme une divergence avec Xi Jinping.

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Il est probable que le rôle de numéro 2 du pouvoir chinois n'ait pas toujours été facile pour Li Keqiang, tout d'abord en matière d'affinités avec le numéro 1. À la différence de Xi Jinping, fils d'un ancien haut dirigeant du PCC, Li Keqiang n'avait pas l'avantage d'être un «prince rouge»: son père n'était qu'un cadre du parti dans la province de l'Anhui.

À sa manière, tout en respectant le mode de fonctionnement des institutions chinoises, Li Keqiang laissait entrevoir, notamment lors de rencontres avec des dirigeants européens ou américains, son intérêt pour une politique moderne appuyée sur les sciences économiques. Une différence de plus avec Xi Jinping, pour qui la meilleure façon de gérer la Chine repose sur un maximum de contrôle étatique.

La formation universitaire puis politique de Li Keqiang correspond aux remous qu'a connu le Parti communiste chinois. En 1974, à 19 ans, après des études sommaires, il a été envoyé à la campagne. Une fois la révolution culturelle terminée, il a pu reprendre, en 1979, des études à l'université de Pékin, où il a brillamment décroché un double diplôme de droit et d'économie, avant un doctorat en économie rurale. Il sera une vingtaine d'années plus tard parmi les rares dirigeants chinois à être parvenu à ce niveau d'études.

Pendant ses études, Li Keqiang a également appris l'anglais, qu'il parlera parfaitement, et rencontré une étudiante anglophone, Cheng Hong, sa future femme, qui deviendra professeure de littérature américaine.

En 1980, il s'est engagé en politique en adhérant à la Ligue de la jeunesse communiste chinoise. Rapidement, il est devenu membre du secrétariat de cette organisation et s'est rapproché de l'un de ses dirigeants, Hu Jintao, futur chef de l'État et secrétaire général du Parti communiste (2002-2012). De son côté, Li Keqiang va être, en 1998 et pendant six ans, le plus jeune gouverneur d'une province chinoise, le Henan. Il deviendra ensuite, entre 2004 et 2007, secrétaire du Parti communiste de la province industrielle du Liaoning, au nord-est de Pékin.

En 2012, Hu Jintao envisageait nettement que Li Keqiang lui succède à la tête de la Chine. Mais ce projet s'est heurté aux divers soutiens politiques dont disposait Xi Jinping, qui accédera au poste de secrétaire général du parti en octobre 2012, puis à la présidence de la République en mars 2013. À ses côtés, Li Keqiang occupe la place de numéro 2 du parti et celle de Premier ministre pendant deux mandats de cinq ans. Ce qui l'amène, chaque mois de mars, au moment de l'ouverture de la session annuelle de l'Assemblée nationale populaire, à prononcer un discours d'au moins une heure et demie.

À chaque fois, il s'agit de présenter en détail ce qu'a fait le gouvernement durant l'année écoulée et ce qu'il compte faire dans l'année qui vient. En 2015, à la tribune de l'Assemblée, Li Keqiang met en avant les incertitudes de la conjoncture internationale pour annoncer une croissance de l'économie qui ne sera que «d'environ 7%», alors qu'elle était de 7,4% en 2014. Mais il annonce aussi toutes sortes de réformes: une plus grande place pour les banques privées dans l'économie chinoise, un plan de modernisation de l'agriculture, ou encore des mesures de lutte contre la pollution.

Sur ce point, le Premier ministre parle notamment d'«encourager l'achat de véhicules à énergies nouvelles» et de «protéger davantage les forêts naturelles». Puis, abordant la lutte contre la corruption –un sujet constamment mis avant par le pouvoir chinois–, il n'oublie pas de marteler qu'il y aura «une tolérance zéro envers les éléments corrompus», qui seront «sévèrement» punis.

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Lors de ces réunions d'une dizaine de jours de l'Assemblée, quelque 3.000 délégués approuvent en commission les projets de loi gouvernementaux. Et en conclusion, le Premier ministre répond à une conférence de presse. C'est le seul moment de l'année où il se trouve face à un parterre de journalistes.

Une quinzaine d'entre eux –dont trois ou quatre sont des correspondants de médias non chinois– sont invités, dans les jours qui précèdent, à rencontrer le service de presse du ministère des Affaires étrangères. Ils doivent alors indiquer la question qu'ils souhaitent poser lors de la conférence de presse du Premier ministre. Le jour venu, dans une salle du Palais du peuple, un responsable du ministère, assis à la tribune, donne la parole à chacun d'entre eux.

Pendant les dix années au cours desquelles il a dirigé le gouvernement chinois, Li Keqiang a progressivement été dépossédé des dossiers les plus importants en matière de finances, d'économie et de suivi de la mise en route des grandes réformes. Le pouvoir de décision, dans ces domaines, a été transféré à des groupes du Parti communiste dépendant directement de Xi Jinping. Et cette tendance à l'agrandissement du champ du pouvoir présidentiel semble s'être accentuée pendant la pandémie de Covid-19 et le confinement.

Du côté de Xi Jinping, elle dénote une volonté de contrôler de près la politique chinoise, en même temps qu'un manque de confiance dans Li Keqiang. Celui-ci a quand même, tout au long de son mandat de Premier ministre, été amené à voyager dans des pays de divers continents avec lesquels la Chine souhaitait établir ou renforcer des liens économiques et commerciaux.

À la fin de ses fonctions de chef du gouvernement, l'influence de Li Keqiang et de ses proches avait fortement diminué. Mettre en place, comme le souhaitait l'ex-président Hu Jintao, une «société harmonieuse» n'est pas un slogan retenu par Xi Jinping. Et son rejet de ce qu'incarne, à ses yeux, son prédécesseur est apparu, en mars dernier, devant les caméras de télévision, au cours de la dernière réunion de l'Assemblée nationale.

Ce jour-là, Hu Jintao est à la tribune officielle. A-t-il découvert en prenant une feuille disposée devant lui que, contrairement à ce qui était prévu, certains de ses partisans ne se trouvent pas dans la liste des nominations au gouvernement? En tout cas, il dit quelque chose à Xi Jinping, lequel fait un signe à deux gardes qui s'approchent, soulèvent Hu Jintao de sa chaise et l'entraînent hors de l'hémicycle. Désemparé, l'ancien chef de l'État a seulement le temps de prononcer quelques mots tout en touchant amicalement l'épaule de Li Keqiang qui, visiblement mal à l'aise, reste parfaitement immobile.

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Beaucoup en Chine s'interrogent –là encore dans des commentaires sur le web qui sont vite effacés– sur les circonstances de la mort de Li Keqiang. Il est souvent demandé pourquoi l'ancien Premier ministre n'a pas pu être rapidement emmené et soigné dans un hôpital de Shanghai.

Il y a, dans l'histoire du Parti communiste chinois, plusieurs décès de dirigeants qui ont été suivis de troubles importants. Lorsqu'en 1976, le Premier ministre Zhou Enlai est mort d'un cancer, l'ampleur de ses funérailles a été réduite au minimum par la bande des Quatre, formée des dirigeants qui entouraient Mao Zedong. Pendant dix ans, Zhou Enlai avait réussi à maintenir un minimum d'administration au milieu des désordres de la révolution culturelle (1966-1976). De là venaient ses mauvaises relations avec ce groupe, qui avait décrété que ses obsèques ne devaient pas avoir le moindre retentissement. Une décision que la population de Pékin eut du mal à admettre et qui provoqua une série de manifestations.

Treize ans plus tard, en 1989, quand Hu Yaobang meurt d'une crise cardiaque, cela provoque de considérables remous à Pékin. Quelques années plus tôt, alors qu'il était secrétaire général du PCC, il avait voulu libéraliser le système politique chinois, ce qui avait entraîné sa mise à l'écart en 1987. Deux ans plus tard, le décès de cet authentique réformateur déclenche une vaste mobilisation de la jeunesse chinoise qui réclame des libertés et occupe la place Tian'anmen pendant deux mois. Un mouvement réprimé dans le sang par l'armée le 4 juin 1989.

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En 2023, les premiers à craindre que la mort de Li Keqiang ne suscite un pareil mouvement populaire étaient sans doute dans l'entourage du président Xi Jinping. Les contrôles policiers mis en place à Pékin ont-ils empêché le déclenchement d'un vaste mouvement populaire en faveur du défunt? Ou, tout simplement, un tel soulèvement n'était-il pas envisagé dans la société pékinoise actuelle?

D'authentiques condoléances sont apparues calmement. Dans la province de l'Anhui, de nombreux Chinois sont venus se recueillir et déposer des bouquets de chrysanthèmes devant la maison natale de Li Kejiang. D'autres ont fait de même dans les provinces du Hunan et du Liaoning, devant les résidences où il a vécu lorsqu'il était gouverneur. Et pour beaucoup en Chine, Li Keqiang a acquis l'appellation de «Premier ministre du peuple».

À Pékin, une nécrologie officielle de Li Keqiang a été publiée le 27 octobre. Elle indique que «la vie de M. Li a été révolutionnaire, laborieuse et glorieuse, et consacrée à servir de tout cœur le peuple et la cause communiste». Le document appelle également à «transformer le chagrin en force pour se rassembler plus étroitement autour du comité central du PCC avec le camarade Xi Jinping comme noyau dirigeant».

Dans les mairies et autres lieux publics de Chine, les drapeaux ont été mis en berne et le 2 novembre, les obsèques officielles de Li Keqiang ont eu lieu au cimetière révolutionnaire de Babaoshan, à l'ouest de Pékin. Xi Jinping et son épouse, suivis d'une dizaine de hauts dignitaires, se sont inclinés trois fois devant le cercueil et ont présenté leurs condoléances à la famille de l'ex-Premier ministre. Après quoi, sa dépouille a été incinérée. Le lendemain, la presse chinoise a rendu compte de cette cérémonie. Mais sans gros titres sur l'événement.

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Les silencieuses funérailles de Li Keqiang, ex-Premier ministre chinois qui avait osé élever la voix

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04.11.2023

Temps de lecture: 8 min

Les autorités chinoises ont enterré l'ancien Premier ministre Li Keqiang jeudi 2 novembre, à Pékin, avec un maximum de précautions. Il ne s'agissait pas que la mort de cet homme politique modéré donne lieu à des manifestations difficiles à contrôler. Car ceux qui, en Chine, sont mécontents des faibles performances économiques actuelles du pays ou ceux qui n'apprécient pas l'autoritarisme du pouvoir, risquaient de saisir l'occasion de ces funérailles officielles pour proclamer leur estime et leur affection pour Li Keqiang.

Ce dernier est mort subitement le 27 octobre, alors qu'il se reposait dans un hôtel de Shanghai réservé aux cadres du Parti communiste chinois (PCC). Depuis, les internautes chinois ont publié de très nombreux messages sur le web. Ils saluaient apparemment la politique pragmatique qu'a cherché à incarner Li Keqiang pendant les dix ans où il a été Premier ministre (2013-2023), mais que Xi Jinping, le chef de l'État, a tout fait pour contrecarrer. Dans leur grande majorité, ces posts ont été effacés par la censure et seules de prudentes condoléances sont restées visibles.

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Li Keqiang est né en 1955 à Hefei dans la province de l'Anhui, au centre de la Chine. Pendant toute sa carrière politique, il a affiché un visage volontiers souriant. Il savait montrer un vif intérêt pour ce que lui disaient ses interlocuteurs, que ce soit à l'occasion de conversations organisées avec des paysans à la campagne ou lors de rencontres avec des ouvriers dans des usines. Mais en même temps, il appartenait clairement au monde politique chinois de haut niveau. Un monde où il convient de ne pas provoquer de remous visibles et où l'on n'exprime donc pas ses éventuels désaccords.

En 2022, sur la fin de son mandat, il s'est cependant permis de dire publiquement, alors que la Chine avait fermé ses frontières et maintenait en place un confinement pour cause de lutte contre le Covid-19, que les réformes économiques et l'ouverture chinoises ne pouvaient pas être contrariées, «de la même façon que le fleuve Yangzi et le fleuve Jaune ne peuvent s'écouler en arrière». Un point de vue qui a largement été interprété comme une divergence avec Xi Jinping.

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Pour son salut économique, la Chine mise tout sur les «nouvelles routes de la soie»

Il est probable que le rôle de numéro 2 du pouvoir chinois n'ait pas toujours été facile pour Li Keqiang, tout d'abord en matière d'affinités avec le numéro 1. À la différence de Xi Jinping, fils d'un ancien haut dirigeant du PCC, Li Keqiang n'avait pas l'avantage d'être un «prince rouge»: son père n'était qu'un cadre du parti dans la province de l'Anhui.

À sa manière, tout en respectant le mode de fonctionnement des institutions chinoises, Li Keqiang laissait entrevoir, notamment lors de rencontres avec des dirigeants européens ou américains, son intérêt pour une politique moderne appuyée sur les sciences économiques. Une différence de plus avec Xi Jinping,........

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