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La Chine n'a pas réussi à persuader les Taïwanais de ne pas voter pour un président indépendantiste. Certes, Lai Ching-te, l'heureux élu –qui porte aussi le nom occidental de William Lai–, évite soigneusement de proclamer trop fort qu'il souhaite l'indépendance de l'île. Il parle plutôt d'affirmer la souveraineté de Taïwan. Mais, tout comme Tsai Ing-wen qui a été présidente de cette «république de Chine» de 2016 à 2020 puis de 2020 à 2024, il est membre du Parti démocrate progressiste (PDP), qui prône une prise de distance politique par rapport à la Chine populaire.

Le 13 janvier, Lai Ching-te, qui a 64 ans et est médecin de formation, a été élu avec 40,05% des voix. Depuis 1996, année durant laquelle Taïwan, une île de 23 millions d'habitants située à environ 160 km au large des côtes chinoises, a décidé que le président serait élu au suffrage universel, c'est la première fois qu'un même parti remporte trois fois de suite cette élection présidentielle.

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À Pékin, les dirigeants du Parti communiste chinois (PCC) n'apprécient pas cette continuité dans les suffrages des électeurs taïwanais et ils expriment leur mécontentement sous des formes diverses. Pendant la campagne électorale, Lai Ching-te a régulièrement été qualifié dans la presse chinoise d'«acteur buté de l'indépendance de Taïwan» et de «pur saboteur de la paix». Selon Pékin, Taïwan est une province chinoise et «sa réunification avec la Chine est inévitable. Par la force si nécessaire.» Aussi, Lai Ching-te est-il un «grave danger» qui «risque de suivre la voie néfaste de l'indépendance».

Il existe, dans la capitale chinoise, un bureau des affaires taïwanaises qui dépend du Conseil des affaires d'État, c'est-à-dire du gouvernement, et qui a présenté les résultats des «élections dans la région chinoise de Taïwan». Quant au ministère chinois des Affaires étrangères, il a déclaré sur le réseau social X (ex-Twitter) que «Taïwan fait partie de la Chine», ajoutant que le gouvernement chinois «s'opposera fermement aux activités séparatistes qui visent à l'indépendance de Taïwan». Wang Yi, le ministre chinois des Affaires étrangères, a également tenu à indiquer que tout pas vers l'indépendance de l'île sera «sévèrement puni».

Face à toutes ces prises de positions menaçantes, l'entourage de Lai Ching-te s'est contenté d'appeler Pékin à «respecter les résultats de l'élection présidentielle». En même temps, le nouveau président a promis de protéger le territoire des «menaces et intimidations» de la Chine populaire.

Mais l'offensive de Pékin contre le pouvoir et le système politique taïwanais vise aussi d'autres cibles. En particulier les États-Unis. Pékin a vivement protesté le 14 janvier contre la démarche, juste après l'élection présidentielle, de trois personnalités américaines à Taipei. Stephen Hadley, ancien conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, James Steinberg, ex-secrétaire d'État adjoint et Laura Rosenberger, présidente de l'Institut américain à Taïwan, sont en effet allés chaleureusement féliciter Lai Ching-te.

Mao Ning, l'une des porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, a immédiatement réagi en disant que «la Chine s'est toujours fermement opposée à toute forme d'échanges officiels entre les États-Unis et Taïwan, et a résolument rejeté toute interférence des États-Unis dans les affaires de Taïwan, de quelque manière que ce soit et sous quelque prétexte que ce soit».

Washington a répliqué qu'il ne s'agissait en rien d'une délégation officielle et que féliciter un élu fait partie d'un protocole normal. Mais la position exprimée par Mao Ning est particulièrement ferme quand elle dit que le pays de Joe Biden «ne doit pas chercher à utiliser la question de Taïwan comme un outil pour contenir la Chine [...] et ne pas envoyer de signaux trompeurs aux forces séparatistes indépendantistes de Taïwan».

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En tout cas, deux jours après l'élection de Lai Ching-te, la Chine a trouvé une façon de nuire à l'île nationaliste. L'exemple est minime mais a été remarqué: l'île de Nauru (dans l'ouest de l'océan Pacifique sud) a rompu ses relations diplomatiques avec Taïwan.

La plupart des pays du monde ont établi des relations avec la Chine depuis plus de soixante ans et ils ne sont plus qu'une douzaine à reconnaître diplomatiquement Taïwan. Parmi ces pays, qui n'ont donc pas de représentation à Pékin, il y a, en Europe, le Vatican; en Afrique, l'Eswatini; en Amérique latine, le Guatemala, Haïti ou encore Sainte-Lucie; et en Océanie, en plus des Palaos, des îles Marshall et de Tuvalu, il y avait, jusqu'au 15 janvier 2024, Nauru.

David Adeang, le président de cette petite île, de 12.500 habitants, située dans le Pacifique à environ 4.000 kilomètres au nord-est de Sydney, a déclaré que son pays «ne développera plus de relations officielles ni d'échanges officiels» avec Taïwan et qu'il reconnaît désormais cette île comme une «partie inaliénable du territoire chinois». À Taipei, la capitale de Taïwan, on accuse la Chine d'avoir offert une «aide économique» à Nauru pour faire basculer ses liens diplomatiques vers Pékin. Et, «afin de préserver sa dignité nationale», Taïwan a, de son côté, rompu ses liens avec l'île du Pacifique.

Pékin fait donc en sorte de manifester son irritation après le résultat de la présidentielle taïwanaise. Mais d'autres élections, pour renouveler le Yuan législatif, le Parlement de l'île, se déroulaient également le 13 janvier et leurs résultats ne concernent pas les relations avec la Chine populaire. Le PDP, le parti du président, a perdu la majorité.

Il a obtenu 51 députés et, avec 52 sièges, le Kuomintang le dépasse d'une courte tête. Un nouveau parti, le Parti du peuple taïwanais (TPP), fort de 8 députés, va en bonne logique jouer un rôle d'arbitre. Ces résultats législatifs montrent donc que les électeurs taïwanais n'ont pas été seulement motivés par la question des relations avec Pékin.

Sur ce sujet, le Kuomintang prône une meilleure relation avec Pékin sans parler de réunification. Quant au PDP, plus proche de Washington, il ne parle pas d'indépendance. Mais surtout, d'autres questions ont joué un rôle dans ce scrutin législatif, comme les prix du logement, la stagnation des salaires et, sans doute aussi, une usure de la pratique du pouvoir par le Parti démocrate progressiste. Le nouveau président taïwanais se retrouve en tout cas dans une situation de cohabitation comme il en existe parfois dans d'autres pays démocratiques.

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Il n'est pas certain que ces résultats législatifs, pour le moins nuancés, amènent la Chine à atténuer son hostilité envers la démocratie taïwanaise. Le différend entre les deux régimes est ancien. Il y a une cinquantaine d'années, Taïwan vivait sous le régime nationaliste et dictatorial du maréchal Tchang Kaï-chek (1948-1975), tandis qu'en Chine populaire s'était établi, sous la direction de Mao Zedong, un système marxiste fondé sur la dictature du prolétariat.

Après la Seconde Guerre mondiale, les armées de ces deux forces s'étaient affrontées sur le territoire chinois et les troupes de Mao l'avaient emporté. Tchang Kaï-chek et une partie de ses troupes se sont donc réfugiés à Taïwan, dont le nom était alors Formose et qui avait connu plusieurs décennies d'occupation japonaise (1895-1945).

De 1958 à 1978, l'armée rouge a régulièrement bombardé les îles taïwanaises. Rien qu'en 1958, plus de 480.000 obus –qui contenaient souvent des textes de propagande communiste– ont été envoyés sur l'île taïwanaise la plus proche du continent, Kinmen. Aujourd'hui encore, dans ses bourgs, des magasins vendent des couteaux de cuisine réputés d'excellente qualité et qui sont fabriqués avec les carcasses des projectiles envoyés à l'époque par l'Armée populaire.

Tout a changé à partir de 1991. À Taïwan, le système autoritaire dont avait hérité le fils de Tchang Kaï-chek a cédé la place à une authentique démocratie, plus adaptée aux années de développement économique qui s'annonçaient pour l'île. Des élections ont été instituées pour la désignation de députés à l'Assemblée nationale puis pour les maires et en 1996, c'est le président qui a été élu au suffrage universel.

Les institutions taïwanaises fonctionnent actuellement avec plusieurs grands partis politiques, des élections parfaitement libres et une presse indépendante. Taïwan contredit pleinement l'affirmation souvent répétée à Pékin selon laquelle la démocratie serait une invention de l'Occident incompatible avec le monde chinois.

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Quant à l'économie taïwanaise, elle est aujourd'hui fondée sur un mode libéral comparable à celui des pays occidentaux. Il y a une vingtaine d'années, à Pékin ou à Shanghai, des intellectuels chinois se demandaient comment les Taïwanais, «aussi chinois qu'[eux]», avaient réussi à mettre en place des méthodes de gestion aux succès évidents et contrastant fortement avec le fonctionnement de l'économie de la Chine populaire.

En trois décennies, la Chine a certes démontré une capacité à entrer dans un mode de développement à orientation capitaliste, mais tout en conservant une inspiration communiste tant dans la formation de ses élites que dans le contrôle de la population.

Depuis le début des années 1990, quand l'économie de Taïwan commençait à se développer et que les économistes occidentaux classaient l'île nationaliste au rang des «dragons asiatiques», nombre d'entreprises taïwanaises, grandes ou moyennes, ont installé des filiales en Chine populaire. Et la présence massive d'hommes d'affaires et d'industriels taïwanais a largement contribué à l'ouverture réussie de l'économie chinoise sur le monde. Sur le plan économique, l'hostilité actuelle du pouvoir chinois à l'égard de Taïwan peut être classée au rang d'un paradoxe chinois.

Les véritables intentions des dirigeants chinois face à Taïwan sont difficiles à déceler. Pourraient-ils tenter de mettre en place un blocus de l'île? Il s'agirait alors d'empêcher l'accès aux ports, aéroports et installations militaires de Taïwan. Pour Pékin, cette stratégie nécessiterait l'utilisation sur une période longue d'un nombre considérable de soldats et de beaucoup de matériel. À Taipei, on a évidemment réfléchi aux moyens de contourner un tel blocus en s'adressant à certains pays, dont les États-Unis, qui pourraient parachuter vivres et armement.

Autre hypothèse: les troupes de Pékin débarqueraient à Taïwan en véhicules amphibies. Mais il n'est pas sûr que le relief sous-marin permette une telle opération. Ni la forme ni la date de ce que pourrait être une attaque de l'armée chinoise contre Taïwan ne semble évidente. En revanche, il est utile pour les dirigeants communistes de constamment répéter que Taïwan doit être récupéré par la Chine. Cette île soutenue par les États-Unis permet d'entretenir, dans la population chinoise, un sentiment patriotique guidé par l'idée qu'il manque à la Chine une partie de son territoire.

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Pour avoir été, de 1999 à 2002, gouverneur de la province du Fujian, en face de Taïwan, le président chinois Xi Jinping a sans doute une bonne connaissance des relations économiques qui se sont développées entre l'île et le continent. Mais cela ne l'amène pas à une position modérée. En novembre dernier, à San Francisco, où il avait rencontré le président américain Joe Biden, il avait indiqué lui avoir dit que les États-Unis devraient «prendre des mesures concrètes pour honorer leur engagement de ne pas soutenir l'“indépendance de Taïwan”, cesser d'armer Taïwan et soutenir la réunification pacifique de la Chine». Et comme il le fait souvent, il avait affirmé que «la Chine réalisera la réunification, et [que] rien ne pourra l'arrêter».

Pour l'instant, ces intentions exprimées au plus haut niveau chinois se traduisent par une agressivité militaire régulière autour de Taïwan. Comme le 18 janvier dernier, quand le ministère taïwanais de la Défense a dénombré vingt-quatre avions et cinq navires chinois autour de l'île. Onze de ces avions sont entrés dans «la zone d'identification de la défense aérienne du sud-ouest et du nord de Taïwan», indiquait alors le ministère. De telles démonstrations de force ne sont pas exceptionnelles de la part de Pékin, mais ce 18 janvier, elles étaient à l'évidence une forme de réponse aux élections qui venaient de se tenir sur l'île.

Dans ces conditions, il est probable que dans les mois qui viennent, la Chine multipliera les gestes hostiles envers Taïwan dans les domaines militaires, diplomatiques ou commerciaux. Entretenir cette sorte d'offensive continue semble important pour Pékin, où le bureau des affaires taïwanaises répète que «quelle que soit l'évolution de la situation sur l'île de Taïwan, le fait fondamental qu'il n'y a qu'une seule Chine dans le monde et que Taïwan fait partie intégrante de la Chine ne changera pas».

Il sera essentiel pour Lai Ching-te de tenir tête à cette véhémence chinoise. Il doit prendre ses fonctions de président de Taïwan en mai prochain, pour une durée de quatre ans.

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Taïwan, une démocratie harcelée par la Chine

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22.01.2024

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La Chine n'a pas réussi à persuader les Taïwanais de ne pas voter pour un président indépendantiste. Certes, Lai Ching-te, l'heureux élu –qui porte aussi le nom occidental de William Lai–, évite soigneusement de proclamer trop fort qu'il souhaite l'indépendance de l'île. Il parle plutôt d'affirmer la souveraineté de Taïwan. Mais, tout comme Tsai Ing-wen qui a été présidente de cette «république de Chine» de 2016 à 2020 puis de 2020 à 2024, il est membre du Parti démocrate progressiste (PDP), qui prône une prise de distance politique par rapport à la Chine populaire.

Le 13 janvier, Lai Ching-te, qui a 64 ans et est médecin de formation, a été élu avec 40,05% des voix. Depuis 1996, année durant laquelle Taïwan, une île de 23 millions d'habitants située à environ 160 km au large des côtes chinoises, a décidé que le président serait élu au suffrage universel, c'est la première fois qu'un même parti remporte trois fois de suite cette élection présidentielle.

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À Pékin, les dirigeants du Parti communiste chinois (PCC) n'apprécient pas cette continuité dans les suffrages des électeurs taïwanais et ils expriment leur mécontentement sous des formes diverses. Pendant la campagne électorale, Lai Ching-te a régulièrement été qualifié dans la presse chinoise d'«acteur buté de l'indépendance de Taïwan» et de «pur saboteur de la paix». Selon Pékin, Taïwan est une province chinoise et «sa réunification avec la Chine est inévitable. Par la force si nécessaire.» Aussi, Lai Ching-te est-il un «grave danger» qui «risque de suivre la voie néfaste de l'indépendance».

Il existe, dans la capitale chinoise, un bureau des affaires taïwanaises qui dépend du Conseil des affaires d'État, c'est-à-dire du gouvernement, et qui a présenté les résultats des «élections dans la région chinoise de Taïwan». Quant au ministère chinois des Affaires étrangères, il a déclaré sur le réseau social X (ex-Twitter) que «Taïwan fait partie de la Chine», ajoutant que le gouvernement chinois «s'opposera fermement aux activités séparatistes qui visent à l'indépendance de Taïwan». Wang Yi, le ministre chinois des Affaires étrangères, a également tenu à indiquer que tout pas vers l'indépendance de l'île sera «sévèrement puni».

Face à toutes ces prises de positions menaçantes, l'entourage de Lai Ching-te s'est contenté d'appeler Pékin à «respecter les résultats de l'élection présidentielle». En même temps, le nouveau président a promis de protéger le territoire des «menaces et intimidations» de la Chine populaire.

Mais l'offensive de Pékin contre le pouvoir et le système politique taïwanais vise aussi d'autres cibles. En particulier les États-Unis. Pékin a vivement protesté le 14 janvier contre la démarche, juste après l'élection présidentielle, de trois personnalités américaines à Taipei. Stephen Hadley, ancien conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, James Steinberg, ex-secrétaire d'État adjoint et Laura Rosenberger, présidente de l'Institut américain à Taïwan, sont en effet allés chaleureusement féliciter Lai Ching-te.

Mao Ning, l'une des porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, a........

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