Temps de lecture: 4 min

Attention: cet article contient des spoilers.

David Fincher est un de ces artistes dont chaque nouvelle œuvre pousse critiques et spectateurs à vouloir formuler une opinion franche sur l'objet à peine éclos. Même ceux qui n'ont ni adoré ni détesté The Killer, le dernier film du cinéaste américain présenté en compétition à la Mostra de Venise et sorti sur Netflix le 10 novembre, semblent vouloir le dire haut et fort.

Pour les autres, il s'agit de défendre un film radical, millimétré, viscéral; ou au contraire de dénoncer un scénario vide, un message imperceptible, un mouvement vain. Bonne nouvelle: tout le monde a raison.

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Le réalisateur le dit lui-même dans une interview promotionnelle accordée au Monde: la validation du scénario de The Killer par Netflix «tombait bien, car [il] [s]'ennuyai[t] un peu des tricotages narratifs». Il est vrai que de Se7en à Millénium: Les Hommes qui n'aimaient pas les femmes en passant par Zodiac, David Fincher s'était fait spécialiste, lorsqu'il abordait le thriller, des scénarios retors, des enquêtes à rebondissement et autres twists.

Peut-être l'ennui commençait-il déjà à se faire sentir lorsqu'en 2014, il adaptait le best-seller Gone Girl dont l'originalité est de rapidement lever le voile sur son mystère pour se concentrer ensuite sur son exécution.

Quelque dix ans plus tard, l'exécution, dans tous les sens du terme, est le sujet, le seul, de The Killer. L'exécution assassine et l'exécution des gestes. Le reste, l'histoire qui sert d'excuse à la caméra, tient en une ligne: un tueur à gages rate sa cible, il devient donc cible à son tour, c'est la loi du marché, et s'en va se venger. C'est tout.

Aucun effet, aucune surprise, aucun «tricotage narratif». Et pourtant, le film attrape le spectateur, le tend, le tord, le maltraite et offre un pur moment de cinéma. Pur, oui. Et ce, non pas malgré l'absence d'histoire et de discours explicite, mais grâce à ce vide.

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Ainsi libéré des circonvolutions inhérentes à toute histoire de fiction, le réalisateur américain ne s'exprime, dans The Killer, que par ses choix de mise en scène. Il est alors aisé d'opposer cette posture à celle de son dernier film en date, Mank, dont le sujet était précisément un scénario (celui de Citizen Kane). Mais David Fincher, là aussi, semblait laisser l'histoire se dérouler d'elle-même, s'appuyant dessus pour modeler des images nostalgiques liées entre elles par un montage des plus tranchants.

Mank, réalisé par David Fincher en 2020 et écrit par son propre père (Jack) plusieurs décennies auparavant, était d'ailleurs un pied de nez à Hollywood. Parce que le film était réservé à Netflix –comme l'est The Killer– et parce qu'il racontait (on devrait dire «montrait») comment un scénariste, un artisan, a été oublié, voire exclu, au nom de la glorification d'un seul être, Orson Welles, ou d'une seule entité, Hollywood.

S'il y a bien une histoire, pour David Fincher, c'est celle-ci puisque c'est la sienne. Depuis Alien 3, son premier film dont il a été privé de final cut, humiliation suprême pour tout auteur, le cinéaste est en guerre contre les studios.

Rien ne fut donc moins étonnant que de le voir rejoindre Netflix avant tout le monde. Là où, à Hollywood, David Fincher n'était qu'un parmi d'autres, il est devenu le premier, le garant d'une certaine forme de respectabilité pour la plateforme, en échange de quoi celle-ci lui laisse, à lui tout spécialement, une liberté totale, ce qu'il n'a jamais réussi à obtenir ailleurs. Mank et The Killer en sont de parfaites démonstrations.

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The Killer peut-être plus encore, puisqu'ici Fincher redevient Fincher, le maître du thriller, du crime, de la perversion normalisée. Et il s'y attelle donc sans rien n'avoir à raconter. Là est sa liberté retrouvée. Là est son opposition avec Hollywood, vieille machine qui croit n'avoir que deux missions: divertir et dire quelque chose.

Dire quelque chose, en langage de studios, cela signifie lisser les histoires, aplanir la profondeur de champ, bourrer les films de bons sentiments, faire plaisir au plus grand nombre, quel que soit ce plus grand nombre, mettre tout cela en boîte grâce à trois actes identifiables, ne pas laisser la fiction s'échapper et faire triompher le bon réel sur le méchant révolté.

Mais dire quelque chose, en langage cinématographique, le seul par lequel David Fincher sait s'exprimer pleinement, n'est rien de tout cela. Dire quelque chose en cinéma, c'est affirmer, par tous les moyens, que toute image est déjà une fiction; à partir de quoi la posture des studios, messagers d'un supposé bon réel, est nécessairement mensongère.

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Alors oui, David Fincher n'a rien à dire dans The Killer, qu'il définit d'ailleurs, toujours pour Le Monde, «ostensiblement» comme «un film muet». Il ne semble là, aux commandes, que pour diriger cette scène de milieu de film, cette scène de combat entre deux personnages sans nom, le tueur et la brute.

Un combat long mais vif, violent mais précis, acculé par la musique bruitiste de Trent Reznor et Atticus Ross, et dont nombre de coups sont portés sur la caméra et le spectateur. Chaque plan de cette lutte insensée est une merveille de composition, chaque son, diégétique ou non, une agression physique, et chaque cut y est exécuté au scalpel.

Et quand la brute tente de formuler une phrase au bout de dix minutes d'affrontement, la mort intervient enfin pour lui couper ce soudain désir de parole ici inapproprié. Le tout en un fantastique «tricotage» de mise en scène. Du cinéma, donc, et rien de plus.

The Killer

de David Fincher

avec Michael Fassbender, Tilda Swinton, Charles Parnell, Arliss Howard, Kerry O'Malley

Visible sur Netflix

Durée: 1h58

Sortie le 10 novembre 2023

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«The Killer» de David Fincher, ou l'art de se taire

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14.11.2023

Temps de lecture: 4 min

Attention: cet article contient des spoilers.

David Fincher est un de ces artistes dont chaque nouvelle œuvre pousse critiques et spectateurs à vouloir formuler une opinion franche sur l'objet à peine éclos. Même ceux qui n'ont ni adoré ni détesté The Killer, le dernier film du cinéaste américain présenté en compétition à la Mostra de Venise et sorti sur Netflix le 10 novembre, semblent vouloir le dire haut et fort.

Pour les autres, il s'agit de défendre un film radical, millimétré, viscéral; ou au contraire de dénoncer un scénario vide, un message imperceptible, un mouvement vain. Bonne nouvelle: tout le monde a raison.

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Le réalisateur le dit lui-même dans une interview promotionnelle accordée au Monde: la validation du scénario de The Killer par Netflix «tombait bien, car [il] [s]'ennuyai[t] un peu des tricotages narratifs». Il est vrai que de Se7en à Millénium: Les Hommes qui n'aimaient pas les femmes en passant par Zodiac, David Fincher s'était fait spécialiste, lorsqu'il abordait le thriller, des scénarios retors, des enquêtes à rebondissement et autres twists.

Peut-être l'ennui commençait-il déjà à se faire sentir lorsqu'en 2014, il adaptait le best-seller Gone Girl dont l'originalité est de rapidement lever le voile sur son mystère pour se concentrer ensuite sur son exécution.

Quelque dix ans plus tard, l'exécution, dans tous les sens du........

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