Temps de lecture: 4 min

Le Regard féminin: c'est le titre de l'essai publié par Iris Brey en 2020, invitation à changer notre façon de faire (et de voir) les films de sorte que toutes les histoires du monde puissent être racontées sans dépendre systématiquement du point de vue ni du désir des hommes hétérosexuels. Depuis, la journaliste et autrice a encore fait du chemin, passant le cap de la fiction pour mieux mettre en pratique les préceptes qu'elle défend avec tant de conviction et de mordant.

Cette concrétisation se nomme Split, série en cinq épisodes de vingt minutes, disponible depuis ce 24 novembre sur le site de France TV Slash. Écrite avec l'inévitable Clémence Madeleine-Perdrillat (En thérapie saison 2, Irrésistible, Nona et ses filles...), c'est une œuvre fulgurante dans tous les sens du terme: elle dure le temps d'un éclair (une centaine de minutes, soit l'équivalent d'un long-métrage) et foudroie par sa façon de filmer la naissance d'une histoire.

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Entrent en scène Eve Callac, nouvelle icône de la chanson, et Anna, cascadeuse, sa doublure. Les deux femmes se rencontrent sur le tournage d'un film intitulé La Vamp, évocation de la vie de Musidora (1889-1957), qui fut notamment la première actrice à incarner la vampiresse Irma Vep (bien avant Maggie Cheung et Alicia Vikander chez Olivier Assayas).

Dès ses premiers instants, Split baigne dans une évocation des artistes et penseuses qui ont inspiré Iris Brey et d'autres intellectuelles féministes. De Colette (qui vécut une histoire avec Musidora et lui consacra plusieurs textes) à Delphine Seyrig en passant par Violette Leduc, les références –qu'il n'est pas nécessaire de maîtriser pour apprécier pleinement la série– fusent. Peut-être trop. Mais cela résulte d'une volonté de planter le décor et de mettre les choses au point: ici, le regard sera féminin ou ne sera pas.

Au cœur de la série, il y a l'épiphanie vécue par Anna (Alma Jodorowsky) lorsqu'elle tombe en amour pour Eve (Jehnny Beth) et qu'elle réalise que ses certitudes de femme hétérosexuelle –elle est en couple avec Natan (Ralph Amoussou), le chef opérateur du film– viennent de voler en éclat. En une seconde. C'est à cette révolution intérieure que Split nous permet d'assister; une révolution qui passe autant par le corps que par le cerveau.

Iris Brey ne s'en cache pas: il y a quelques années, elle a vécu ce genre de bouleversement («Je l'ai conçue à un moment de ma vie où je traversais moi-même de grandes ruptures amoureuses et physiques, à savoir un accouchement et une sortie de l'hétérosexualité», affirme-t-elle à propos de la série). C'est sans doute ce qui rend Split aussi épidermique: elle rend extrêmement communicatif ce frémissement teinté d'incertitudes.

De façon très cohérente, la série se distingue aussi par sa volonté de montrer les femmes et les corps féminins sous un autre jour. Grossesse, avortement, règles, sexualité lesbienne, syndrome post-traumatique: chaque sujet est abordé frontalement, débarrassé du regard fantasmé ou libidineux que trop de scénaristes et de metteurs en scènes masculins portent sur ce genre de thématique. Les héroïnes de Split s'aiment, se désirent, font l'amour, mais ça n'est jamais pour faire plaisir au spectateur masculin. Et ça change tout.

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Pour autant, personne n'est exclu. Au contraire, les hommes hétérosexuels, pour qui l'immense majorité des œuvres sont conçues, sont invités à entrer dans la danse, en prenant simplement conscience qu'ils ne sont pas au centre de tout. C'est l'une des fonctions du personnage de Natan, l'homme qu'Anna a aimé mais qu'elle est désormais prête à lâcher pour vivre ce qu'elle a à vivre avec Eve: il a beau être éconduit, il n'en reste pas moins présent, considéré, invité à faire partie du tableau, mais pas de manière centrale.

Anna, Eve, Natan: trois prénoms palindromiques pour coller au propos et au titre de la série, qui ne fait que parler de ce qui nous rassemble et de ce qui nous divise, et pas uniquement sur le plan amoureux. Une grossesse qui s'interrompt, un deuil qui se rappelle à nous, et c'est soudain comme si nous étions dépossédés de nous-mêmes.

Split est une série remplie de classe, tirée à quatre épingles, mais sans détour sur les sujets qu'elle aborde. Il en va ainsi du désir brûlant qui anime Eve et Anna, dont les relations sexuelles sont filmées en mettant en avant le partage et le consentement qui les meuvent. Pour le dire clairement, on se situe à mille lieues des scènes de sexe filmées par Abdellatif Kechiche pour La Vie d'Adèle, qui avaient tant fait polémique en raison de leur manque de réalisme et de leur voyeurisme –bref du total «male gaze» posé par le cinéaste sur ses deux actrices et personnages.

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D'ailleurs, en orchestrant sa narration autour d'un tournage de film, Iris Brey en profite pour aborder la nécessité de ne pas prendre les comédiennes pour des marionnettes sans affect, et de tenir compte de leurs limites et de leurs éventuels traumatismes passés. En parfaite cohérence, elle a d'ailleurs eu recours pour Split à une coordinatrice d'intimité, Paloma García Martens, pour le tournage des séquences qui le nécessitaient.

Le public est d'ailleurs invité à compléter son visionnage par celui de Sex is comedy, documentaire lui aussi disponible sur France TV Slash depuis le 24 novembre, dans lequel la réalisatrice Édith Chapin se penche sur ce métier de coordinatrice d'intimité, qui existe officiellement depuis 2008 mais semble seulement être en train d'amorcer sa démocratisation. Le tout forme un double programme hautement recommandable.

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Avec «Split», Iris Brey donne du corps à son «female gaze»

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24.11.2023

Temps de lecture: 4 min

Le Regard féminin: c'est le titre de l'essai publié par Iris Brey en 2020, invitation à changer notre façon de faire (et de voir) les films de sorte que toutes les histoires du monde puissent être racontées sans dépendre systématiquement du point de vue ni du désir des hommes hétérosexuels. Depuis, la journaliste et autrice a encore fait du chemin, passant le cap de la fiction pour mieux mettre en pratique les préceptes qu'elle défend avec tant de conviction et de mordant.

Cette concrétisation se nomme Split, série en cinq épisodes de vingt minutes, disponible depuis ce 24 novembre sur le site de France TV Slash. Écrite avec l'inévitable Clémence Madeleine-Perdrillat (En thérapie saison 2, Irrésistible, Nona et ses filles...), c'est une œuvre fulgurante dans tous les sens du terme: elle dure le temps d'un éclair (une centaine de minutes, soit l'équivalent d'un long-métrage) et foudroie par sa façon de filmer la naissance d'une histoire.

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Entrent en scène Eve Callac, nouvelle icône de la chanson, et Anna, cascadeuse, sa doublure. Les deux femmes se rencontrent sur le tournage d'un film intitulé La Vamp, évocation de la vie de Musidora (1889-1957), qui fut notamment la première actrice à incarner la vampiresse Irma Vep (bien avant Maggie Cheung et Alicia Vikander chez........

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