Temps de lecture: 11 min

Noël a eu pour effet de faire monter votre pile à lire jusqu'au plafond? La fournée de janvier pourrait bien vous obliger à transformer votre appartement en duplex, car cette rentrée 2024 fournit son lot d'œuvres intenses et passionnantes –puisque selon un principe bien connu, on n'achète jamais assez de livres.

Avant d'évoquer prochainement une dizaine de merveilles venues de l'étranger et publiées en janvier, voici déjà une sélection de huit perles francophones, dominées –une fois n'est pas coutume– par deux maisons d'édition: Grasset et les Éditions de l'Olivier, qui placent ici trois sorties chacune. Bonne année, et bonnes lectures.

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«Comment Eve Melville est devenue folle, il faut que je vous le dise, tout a commencé avec cette maison noire qui contamina la sienne. Eve Melville, hypnotisée par le mur, qui la propulsait en arrière, boîte de pandore qui ouvrait sur ces époques enfouies, inaccessibles à qui ne connaissait pas son histoire.»

Sans cynisme, chichis ou démonstration de force, Justine Bo construit peu à peu une œuvre exigeante qui impose le respect. Celle qui a écrit (entre autres) Si nous ne brûlons pas, Onanisme et Alphabet s'installe cette fois à Brooklyn, relatant la descente aux enfers d'une arrière-petite-fille d'esclave qui, un matin d'été 2016, découvre que sa maison a été intégralement peinte en noir. Un postulat surprenant, dont le déroulé ne l'est pas moins.

De cette idée si graphique, d'autres auraient tiré un polar à tiroirs sur fond de machiavélisme. Justine Bo, elle, reste droit dans ses bottes. Et compose un portrait d'une admirable justesse: celui d'une femme éreintée par sa condition, par le poids du passé, par les discriminations qui la frappent, par l'indifférence générale également. Aussi entourée puisse-t-elle être à certains moments de sa vie, Eve Melville semble seule, prisonnière d'un gouffre d'obstination aussi noir que sa maison du 629 Halsey Street.

C'est à une histoire de l'Amérique que nous convie l'autrice; une histoire faite de fantômes, d'émeutes, de virus émergents. C'est le récit d'une vie, représentative de tant d'autres, à tenter de trouver sa place tout en s'entendant signifier en permanence qu'on est indésirable, qu'on n'est pas réellement chez soi. À chacun de ses livres, Justine Bo nous prend aux tripes, mais jamais de la même façon. Eve Melville vient rejoindre les héroïnes de ses précédents ouvrages, de celles qu'on ne peut oublier, qui resteront en nous.

Eve Melville, cantique

Justine Bo

Grasset

216 pages

20 euros

Parution: 10 janvier 2024

«Elle a dit qu'elle ne l'était pas vraiment, noire, plutôt fifty-fifty, impur produit de la somme des moitiés.»

Imaginez que votre identité soit si troublée que vous découvriez, une fois adulte, que vous ne saviez pas correctement prononcer votre prénom jusqu'ici. C'est ce qui arrive à Adikou, jeune femme sans étiquette, incapable de savoir quelle origine ethnique cocher lorsqu'elle doit remplir une fiche de renseignements. Elle finit par partir au Togo, sur les terres de son père, car être à ce point dépourvue de racines finit par risquer de la rendre marteau.

Trop noire pour les uns, pas assez pour les autres, Adikou a le sentiment de n'être chez elle nulle part. Les espaces pour personnes racisées, le militantisme antiraciste, tout cela ne lui semble qu'à moitié fait pour elle; et quoi qu'il arrive, son positionnement ne manquera jamais d'être observé, critiqué, remis en question. Intenable. À plusieurs reprises dans le livre, il est question de tourner en rond; c'est la parfaite métaphore de ce cercle sans fin dans lequel évolue l'héroïne.

Ce premier roman joue à merveille sur l'entre-deux dans lequel navigue en permanence Adikou, bien déterminée à ne pas être ainsi ballottée toute sa vie. Mais c'est aussi le récit puissant, empreint de textures et de parfums, d'un voyage initiatique dont l'aspect politique n'évacue pas la part de mysticisme. Accessoirement, c'est également un livre qui donne envie de manger du foufou, ce plat togolais dont Adikou se repaît. Les ouvrages qui parviennent à donner faim sont rarement ratés, et celui-là ne fait pas exception.

Adikou

Raphaëlle Red

Grasset

224 pages

19,50 euros

Parution: 10 janvier 2024

«“Agis d'abord, tu comprendras ensuite.” J'ai passé les dix-huit premières années de ma vie à me rebeller contre cette phrase, parce qu'elle signifiait surtout “contente-toi d'obéir” –de manger ce que tu n'aimes pas, d'embrasser des gens que tu ne connais pas, y compris cette femme au teint luisant et au rouge à lèvres qui déborde sur ses dents comme une faute d'orthographe, d'avaler un médicament dégueulasse, de prier un Dieu que tu ne vois pas.»

C'est par la mort de Leonard Cohen que s'ouvre le nouveau roman de Valérie Zenatti. La disparition du chanteur, survenue en novembre 2016, participe grandement au déclic de l'héroïne du livre, Mathilde, qui décide un jour de rallier Israël. En quête de sens, cette professeure d'histoire-géographie insomniaque ressent le besoin profond d'entamer ce grand voyage. D'autres bribes de vie la poussent à effectuer ce périple, qui la conduira à Tel-Aviv, Capharnaüm et Jérusalem; et notamment la découverte de feuillets écrits par feu son grand-père, qu'elle perçoit sous un nouveau jour.

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C'est un livre de l'avant 7 octobre 2023, ce qui est d'autant plus troublant que, au fil de son écriture, Valérie Zenatti compose une réflexion sur la façon dont le présent préfigure l'avenir et dont les prémonitions peuvent finir par prendre corps. L'un des précédents livres de l'écrivaine s'appelait Dans le faisceau des vivants, titre qui conviendrait pleinement à Qui-vive: elle nous décrit en train de tenter de nous frayer un chemin vers un avenir obscur, comme éclairés par une lampe de poche aux batteries défaillantes.

Tenter d'appréhender l'avenir passe d'ailleurs par une (ré)exploration du passé, et pas seulement le sien. Leonard Cohen n'est jamais loin, et en particulier cette vidéo d'un concert datant de 1972 au cours duquel il a tout simplement voulu dire stop. Cela se passait à Jérusalem, et ce soir-là, l'artiste et son groupe n'y arrivaient pas; la prestation n'était pas à la hauteur de ce que le chanteur aurait voulu offrir au public. Ce désir d'abandon face à une foule en liesse et la fascination de Mathilde pour cet épisode méconnu sont à l'image d'un livre entier, humain, et qui ne fait jamais semblant.

Qui-vive

Valérie Zenatti

Éditions de l'Olivier

176 pages

19,50 euros

Parution: 5 janvier 2024

«Prisonnière d'une horloge biologique bien réglée, la femme de ma vie dormait de l'autre côté du lit avec une inexplicable hostilité. Je me suis souvenu que Betty hélas ne me parlait plus.»

Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon, indiquait le titre du dernier roman en date de Jean-Paul Dubois, qui lui valut le Goncourt en 2019. Un titre qui aurait parfaitement sis au premier ouvrage de la journaliste Paloma de Boismorel, lequel présente un lien assez évident avec l'œuvre de l'auteur toulousain –le fait qu'ils partagent la même maison, les éditions de l'Olivier, renforce sans doute ce sentiment de filiation.

Pour choisir de raconter les déboires existentiels d'un dénommé Pierre-Antoine Deltière, il faut au choix être en totale déconnexion avec le monde qui nous entoure, ou bien posséder une sacrée dose de second degré. L'autrice de La Fin du sommeil se trouve clairement dans le deuxième cas, plongeant son architecte de héros dans une situation aussi délicate que risible. Perturbé par une douleur à la gorge, celui-ci est persuadé d'avoir été frappé par un cancer, avant d'apprendre qu'il est simplement allergique aux cyprès.

Mais pourquoi dire la vérité, après tout? Pour avoir de nouveau l'impression d'exister auprès de sa femme et de ses trois enfants, Pierre-Antoine décide de donner corps à ce cancer de la gorge qu'il avait un temps fantasmé. Le postulat du «faux cancer» est devenu un classique (c'était aussi l'argument principal de Je ne suis pas un héros, film sorti en 2023), mais Paloma de Boismorel s'en acquitte avec énormément de malice. Ce roman d'un réveil tardif témoigne d'un sens aigu de l'observation et d'un certain penchant pour la misanthropie. C'est drôlement délectable.

La Fin du sommeil

Paloma de Boismorel

Éditions de l'Olivier

492 pages

23,90 euros

Parution: 3 janvier 2024

«Là-bas, à la Cingle, Yvain regarde le ciel. C'est pratique pour ne pas regarder en bas les keufs menaçants qui trépignent de le voir descendre, les cherry-pickers escortés par des blindés au loin, sur la route d'Arras. Yvain doit regarder le ciel. S'il ne regarde pas le ciel, c'est qu'il n'a vue que sur le plafond aveugle de sa cellule.»

De zone protégée à zone à défendre (ZAD): c'est la triste trajectoire de la Cingle, forêt que la région Hauts-de-France souhaite se réapproprier afin d'en faire un champ de panneaux photovoltaïques. C'est là que débarque Jérôme, alias Geronimo, ancien architecte venu prêter main forte à la poignée d'irréductibles qui veille sur le lieu depuis cinq ans. C'est aussi là que démarre l'évocation de Camille, activiste cinq étoiles dont la trajectoire fut mêlée à celle de Jérôme dès leur plus jeune âge.

Dans son troisième roman, Thomas Flahaut compose un portrait de groupe d'un réalisme saisissant, décrivant les combats, les victoires, les déroutes, avec l'œil acéré de celui qui a étudié son sujet de près. Camille s'en va offre un regard précieux sur la façon dont l'activisme phagocyte la vie de cette poignée d'êtres humains bien décidés à ne pas laisser l'autoritarisme ni le capitalisme gagner du terrain –ou en tout cas à leur compliquer la vie, vaille que vaille et coûte que coûte.

En résulte un livre passionnant et passionné, précieux moment passé aux côtés de celles et ceux qui donnent tout pour empêcher la France des flics et des tractopelles de tout pulvériser sur son passage. L'auteur crée une puissante sensation de proximité avec ses personnages, que leurs engagements politiques n'empêchent pas d'être faits de chair et de sang. Quant à la bisexualité de Jérôme, elle est particulièrement bien traitée, ce qui est suffisamment rare pour être souligné –et assez révélateur de la qualité de l'ensemble.

Camille s'en va

Thomas Flahaut

Éditions de l'Olivier

288 pages

20 euros

Parution: 12 janvier 2024

«Il y a quelques mois, le fantôme de la fille sans mains était revenu au village pour pleurer son fils. La Vieille en est certaine, cela ne pouvait qu'annoncer un drame.»

Lorsque des dépouilles d'animaux, sur lesquelles un être visiblement dérangé a exercé toute sa cruauté, sont successivement découvertes dans un village normand, c'est une vétérinaire et une maréchale-ferrante qui mènent l'enquête. Est-on en présence d'un déséquilibré? D'un futur tueur en série? Ou d'un monstre légendaire, le Varou, qui serait revenu du diable Vauvert pour accomplir une vengeance?

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Avec Adeline Fleury, dont c'est le premier roman mais pas le premier livre, la tension est à son comble. L'impression laissée par Le Ciel en sa fureur est celle d'un téléfilm France 3 du samedi soir sévèrement revisité façon Pacte des loups, le tout agrémenté d'un regard très social sur la ruralité et ses réalités. Cet étonnant mélange des genres donne lieu à un récit fascinant, gorgé de suspense et de noirceur.

L'autrice déploie une atmosphère ô combien pesante, donnant l'impression que la violence, ou en tout cas l'inattendu, peut éclater à chaque page. Le Ciel en sa fureur, c'est aussi le télescopage de deux France, celle des villes et celles des champs, qui ne font pas forcément bon ménage. L'arrivée de citadins (dont les deux héroïnes) dans ce cadre bucolique, entre campagne et mer, est particulièrement mal vue. L'urbanisation et la gentrification sont considérées comme des monstres qui ne disent pas leur nom.

Le Ciel en sa fureur

Adeline Fleury

Éditions de l'Observatoire

208 pages

20 euros

Parution: 3 janvier 2024

«C'était fou de mesurer le décalage entre sa vie –la délinquance, la coke, le soufre et le seum– et la mièvrerie de ses textes. Un vertige. Je restais à distance et l'écoutais attentivement et tout en lui, jusque dans ce qu'il révélait de plus humble, me retenait.»

Au début du livre, il est indiqué que «Loïc Quemener est un personnage librement inspiré des figures de Jean Genet, Georges et Robert Querelle de Brest, dont il est l'avatar fictif et contemporain». Une précision bienvenue, car nos esprits gorgés de curiosité malsaine auraient sans doute passé une partie de la lecture des Corps hostiles à chercher de quelles célébrités actuelles Stéphanie Polack avait bien pu se nourrir pour composer son personnage principal masculin.

Quemener, c'est un chanteur gaulé comme un dieu, spécialiste des bluettes insipides qui, un temps, firent son succès. Mais c'est aussi et surtout un être bien plus complexe que ce que son enveloppe corporelle veut indiquer, et pas seulement parce que dans une autre vie, il plongea pour escroquerie à la taxe carbone. Quand Maude, l'héroïne, l'approche, elle voit valser certains de ses a priori. Cette parolière de renom est mandatée pour donner davantage de corps aux prochaines chansons de cette star si virile.

Pourquoi Maude, qui s'estime moins superficielle que cela, est-elle vite tentée de tout larguer pour Loïc? Traversé par l'obsession de la virilité et le rapport de chacun de ses personnages au féminin et au masculin, Les Corps hostiles interpelle. Ses deux protagonistes sont complexes, remplis de contradictions, pas toujours aimables, et c'est ce qui rend cette lecture si addictive. Toujours sur le fil, Stéphanie Polack parvient à faire vaciller nombre de certitudes. N'est-ce pas ce qu'on vient chercher dans la lecture?

Les Corps hostiles

Stéphanie Polack

Grasset

288 pages

20,90 euros

Parution: 3 janvier 2024

«Quatre années qu'il n'est pas revenu dans sa ville, à l'époque il n'était qu'un alcoolique créchant chez sa tante, subsistant en fabriquant du charbon de bois qu'il vendait aux ménagères, lesquelles en avaient besoin pour leurs braseros et leurs poêles confectionnées dans de vieux barils de Pemex.»

Le livre le plus dense de cette sélection (600 pages et des poussières) est une œuvre ambitieuse, récit choral aux allures de roller coaster. Cela démarre par un accident de la route mortel entre une Maserati et une Honda Accord, sur la route 101 de Los Angeles, puis nous voilà dans le Morvan en 2012, pour les funérailles d'un ancien résistant. La Sorbonne, Oklahoma City, Auxerre, le Mexique: le zigzag ne fait que commencer.

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C'est ce genre de roman dans lequel des personnages qui n'étaient pas faits pour se rencontrer finissent par se rencontrer quand même; le genre d'assemblage qui peut rapidement tomber dans le factice si le talent n'est pas au rendez-vous. Mais s'il nous perd parfois en route, Édouard Jousselin parvient toujours à nous rattraper au vol, au gré d'un récit haletant sans en avoir l'air, qui entrecroise les trajectoires et les époques de façon aussi harmonieuse que tapageuse.

L'effet papillon, la course du destin, les miracles qui transforment une vie: sur le papier, le programme de La Géométrie des possibles ressemble à celui d'un mauvais roman de gare ou d'un film de Claude Lelouch, mais le résultat est aux antipodes grâce à des rebondissements crédibles, exécutés à la perfection. Massif comme un classique américain, mais ne reniant jamais ses racines françaises, voilà un deuxième roman bigrement impressionnant.

La Géométrie des possibles

Édouard Jousselin

Rivages

610 pages

23,90 euros

Parution: 3 janvier 2024

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La rentrée littéraire 2024 en huit romans francophones

7 17
19.01.2024

Temps de lecture: 11 min

Noël a eu pour effet de faire monter votre pile à lire jusqu'au plafond? La fournée de janvier pourrait bien vous obliger à transformer votre appartement en duplex, car cette rentrée 2024 fournit son lot d'œuvres intenses et passionnantes –puisque selon un principe bien connu, on n'achète jamais assez de livres.

Avant d'évoquer prochainement une dizaine de merveilles venues de l'étranger et publiées en janvier, voici déjà une sélection de huit perles francophones, dominées –une fois n'est pas coutume– par deux maisons d'édition: Grasset et les Éditions de l'Olivier, qui placent ici trois sorties chacune. Bonne année, et bonnes lectures.

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«Comment Eve Melville est devenue folle, il faut que je vous le dise, tout a commencé avec cette maison noire qui contamina la sienne. Eve Melville, hypnotisée par le mur, qui la propulsait en arrière, boîte de pandore qui ouvrait sur ces époques enfouies, inaccessibles à qui ne connaissait pas son histoire.»

Sans cynisme, chichis ou démonstration de force, Justine Bo construit peu à peu une œuvre exigeante qui impose le respect. Celle qui a écrit (entre autres) Si nous ne brûlons pas, Onanisme et Alphabet s'installe cette fois à Brooklyn, relatant la descente aux enfers d'une arrière-petite-fille d'esclave qui, un matin d'été 2016, découvre que sa maison a été intégralement peinte en noir. Un postulat surprenant, dont le déroulé ne l'est pas moins.

De cette idée si graphique, d'autres auraient tiré un polar à tiroirs sur fond de machiavélisme. Justine Bo, elle, reste droit dans ses bottes. Et compose un portrait d'une admirable justesse: celui d'une femme éreintée par sa condition, par le poids du passé, par les discriminations qui la frappent, par l'indifférence générale également. Aussi entourée puisse-t-elle être à certains moments de sa vie, Eve Melville semble seule, prisonnière d'un gouffre d'obstination aussi noir que sa maison du 629 Halsey Street.

C'est à une histoire de l'Amérique que nous convie l'autrice; une histoire faite de fantômes, d'émeutes, de virus émergents. C'est le récit d'une vie, représentative de tant d'autres, à tenter de trouver sa place tout en s'entendant signifier en permanence qu'on est indésirable, qu'on n'est pas réellement chez soi. À chacun de ses livres, Justine Bo nous prend aux tripes, mais jamais de la même façon. Eve Melville vient rejoindre les héroïnes de ses précédents ouvrages, de celles qu'on ne peut oublier, qui resteront en nous.

Eve Melville, cantique

Justine Bo

Grasset

216 pages

20 euros

Parution: 10 janvier 2024

«Elle a dit qu'elle ne l'était pas vraiment, noire, plutôt fifty-fifty, impur produit de la somme des moitiés.»

Imaginez que votre identité soit si troublée que vous découvriez, une fois adulte, que vous ne saviez pas correctement prononcer votre prénom jusqu'ici. C'est ce qui arrive à Adikou, jeune femme sans étiquette, incapable de savoir quelle origine ethnique cocher lorsqu'elle doit remplir une fiche de renseignements. Elle finit par partir au Togo, sur les terres de son père, car être à ce point dépourvue de racines finit par risquer de la rendre marteau.

Trop noire pour les uns, pas assez pour les autres, Adikou a le sentiment de n'être chez elle nulle part. Les espaces pour personnes racisées, le militantisme antiraciste, tout cela ne lui semble qu'à moitié fait pour elle; et quoi qu'il arrive, son positionnement ne manquera jamais d'être observé, critiqué, remis en question. Intenable. À plusieurs reprises dans le livre, il est question de tourner en rond; c'est la parfaite métaphore de ce cercle sans fin dans lequel évolue l'héroïne.

Ce premier roman joue à merveille sur l'entre-deux dans lequel navigue en permanence Adikou, bien déterminée à ne pas être ainsi ballottée toute sa vie. Mais c'est aussi le récit puissant, empreint de textures et de parfums, d'un voyage initiatique dont l'aspect politique n'évacue pas la........

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